« Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884 », par
G. GUYOT de MISHAEGEN (Bruxelles, Larcier,
1946)
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CHAPITRE CINQ
- L’épreuve du Feu (1879-1884)
(page 161) Le but de ce chapitre n’est pas de retracer l’histoire
complète du dernier ministère libéral, ni de la guerre scolaire qu’il a
déchaînée. Le dessein ne doit plus être tenté. Nous voudrions seulement mettre
en relief l’attitude des catholiques durant des événements si pénibles pour
eux, et si glorieux tout à la fois. L’union refaite dans leurs rangs, ils
opposent à l’anticléricalisme un front défensif solidement étayé des
parlementaires éprouvés, des associations électorales actives, des comités
scolaires à la hauteur de leur tâche, une multitude d’écoles nouvelles. A
partir de 1884, l’Union nationale pour le redressement des griefs soulève dans
le pays un vaste mouvement d’opinion, comme on n’en avait plus vu depuis 1830.
L’élan n’est pas éphémère : il aboutit aux élections « du mépris », du 10
juin 1884, et à la prise du pouvoir pour soixante ans.
1. Résistance
à la « loi de malheur »
Avant de montrer les catholiques à
l’oeuvre, reconnaissons la position de leurs adversaires. Après les élections
du 10 juin 1878, Frère-Orban forme le plus grand des ministères libéraux
homogènes. Et aussi le dernier. Il s’entoure de « politiciens de carrière, tons
francs-maçons »; les plus notoires sont Bara, qui redevient ministre de la Justice, et Van Humbeeck, le premier titulaire du département de
l’Instruction publique. Le cabinet formule un programme anticlérical :
laïcisation de l’école primaire et suppression de la légation auprès du Vatican
((1) F. Van Kalken, La Belgique contemporaine, p. 117. S. Balau, Soixante-quinze
ans d’histoire contemporaine de Belgique, p. 331).
Il recourt à la tactique bien connue attaquer, sous prétexte de se défendre,
comme si les institutions étaient menacées par les (page 162) catholiques. Il se nomme lui-même le gouvernement « de la
défense nationale », selon les directives données par Edouard Pécher, au cours
d’une manifestation organisée à Bruxelles, le 30 juin 1878. « La Belgique, déclare le
président de la
Fédération libérale, n’est pas le seul pays en cas
de légitime défense, elle n’est pas seule à résister aux agressions cléricales.
Le même danger menace tous les peuples, tous les gouvernements d’Europe. Que le
salut commun les unisse pour résister par une commune entente diplomatique à de
coupables agressions; qu’ensemble, ils forment une ligue européenne pour
s’opposer aux envahissements des doctrines qui s’attaquent à l’existence même
de la société moderne... Profitons de nos succès pour organiser, avec le
concours de tous les libéraux, une défense nationale de nos libertés
constitutionnelles que les ramifications de cette défense s’étendent des
grandes villes jusqu’au moindre village. Agissons par la presse, par l’école,
par la parole » ((2) Discours
prononcés à la manifestation libérale du 30 juin 1878 à Bruxelles. Anvers,
1878).
Le ministère « agit ». Il commence
par destituer des fonctionnaires. Il biffe l’invocation habituelle à la Providence, dans
l’Adresse de réponse au discours du Trône. Il supprime toute assistance
officielle aux Te Deum des fêtes
nationales. Il fait passer la loi électorale du 26 août 1878, qui tend à
restreindre le nombre des électeurs dans les campagnes. Il dépose le projet de
loi organique sur l’enseignement primaire, qu’il a fait annoncer dans le
discours du Trône, à l’ouverture de la session de 1878 : « L’enseignement
donné aux frais de l’Etat doit être placé sous la direction et sous la
surveillance exclusive de l’autorité civile ». Le projet va plus loin que
Frère-Orban et ses pareils ne le souhaiteraient peut-être, mais les
doctrinaires sont entraînés par les radicaux qui exigent la laïcisation
complète de l’école et la séparation absolue de l’Eglise et de l’Etat. Les
écoles communales seront seules reconnues par l’Etat, les écoles adoptées étant
supprimées. L’enseignement religieux est exclu du programme officiel : «
il est laissé, dit l’article 4, aux soins des familles et des ministres des
divers cultes ». Il ne pourra se donner qu’en dehors des heures de classe, dans
un local réservé à cet effet. Il est également banni des écoles normales
officielles où les communes devront recruter leur personnel enseignant. L’Etat
fait bon marché de l’autonomie communale : c’est lui qui fixera le nombre
d’écoles, de classes, d’instituteurs, c’est (page 163) lui qui créera des écoles gardiennes et d’adultes où il
le jugera nécessaire, qui instituera des comités scolaires dont il nommera les
membres, sauf dans les grandes villes, pour surveiller les écoles aussi bien
que les municipalités ((3) S. Balau,
op. cit., pp. 285 et suiv.).
A l’annonce de cette loi de combat,
un souffle de résistance passe sur le pays demeuré religieux. Il traverse
toutes les paroisses de Flandre et de Wallonie. Le 7 décembre 1878, les évêques
de Belgique, dans une lettre collective, protestent contre la laïcisation
projetée; le 14 février 1879, ils en dénoncent la « malignité »; le 12 juin
1879, ils démontrent l’inefficacité des dispositions de l’article 4. Les curés
lisent et commentent les mandements épiscopaux, afin d’éclairer la conscience
des fidèles. Ils le font généralement sans récriminer contre le gouvernement,
sans se livrer à des attaques intempestives contre les libéraux, en tout cas
sans s’attirer de poursuites judiciaires. Des prières publiques sont
prescrites. Au prône dominical, on ajoute cette invocation : « Des écoles
sans Dieu et des Maîtres sans foi, délivrez-nous, Seigneur ». La défense de la
religion rapproche toutes les classes de la société.
La Droite et son vieux leader, Jules Malou, dirigent la
résistance. Woeste raconte dans ses Mémoires,
qu’aussitôt la lecture du projet de loi, le 21 janvier 1879, des parlementaires
catholiques se sont réunis dans un salon de la Chambre et ont décidé,
séance tenante, d’ouvrir une grande campagne pour la défense de l’enseignement
religieux. La semaine suivante, ils se confrontent avec des délégués de toutes
les provinces pour aviser aux mesures à prendre ((4) T. I, p.
146). La Fédération des Cercles, les associations
conservatrices et ouvrières, les sociétés à but charitable, comme celle de
Saint-Vincent de Paul, entrent dans le mouvement. Leurs chefs fournissent les meilleurs
éléments des Comités de résistance
qui, en quelques semaines, organisent la campagne dans tout le pays. En mars et
avril 1879, des orateurs tiennent des meetings
dans les centres principaux : ils diffusent les arguments contre l’école
sans Dieu, et préconisent le maintien de la loi de 1842. Malou remporte de
brillants succès à Bruxelles, à Dinant, à Saint-Nicolas; Beernaert à Namur, en
présence de l’évêque; Jacobs à Bruges et à Malines; le chevalier de Moreau
(1840-1911) à Namur et à Huy; Woeste à Bruxelles et à Charleroi. Chaque député
travaille son arrondissement. (page 164) Avocats,
professeurs, conseillers communaux et provinciaux prennent la parole dans les
villes et jusque dans les moindres villages, en plein air s’il ne se trouve pas
de local ad hoc. Le clergé, les
notables sont présents. Les réunions, fort animées, se terminent dans les
provinces flamandes par le chant du Lion
de Flandre, approprié aux circonstances (P. Verhaegen,
La lutte scolaire en Belgique, pp. 85
et suiv. Gand, 1905).
Un pétitionnement s’organise pour le
maintien de la loi de 1842. Il est dirigé par les associations politiques et
les comités de résistance en relation avec le Comité central catholique, siégeant à Bruxelles, sous la présidence
du comte Henri de Mérode-Westerloo (1856-1908), et
comprenant de nombreux membres du parlement, de l’aristocratie et de la presse.
Le jour même de sa fondation, 29 janvier 1879, ce comité lance un Appel aux pères de famille. Cet « appel
», répandu dans chaque commune, est rapidement couvert de signatures. Les
femmes envoient des pétitions à la
Reine. L’Université de Louvain, les deux tiers des conseils
provinciaux et beaucoup de conseils communaux y vont de pétitions
particulières. « Avant le vote de la
Chambre, 317.000 signatures, émanant de 90 % des communes,
attestent au gouvernement les vrais sentiments de la nation » ((6)
P. Verhaegen, op. cit., p. 93).
Le ministère multiplie les destitutions de fonctionnaires; ceux-ci sont ensuite
l’objet de sympathies qui glorifient « la société des relevés », constituée, à
son insu, par le ministre de l’Intérieur, Rolin-Jacquemyns
(1835-1902). Le gouvernement essaie de faire machine arrière. Il lance une
circulaire tendant à démontrer que son projet n’a rien d’antireligieux. Mais il
arrive trop tard. L’opinion est éclairée par la presse : 21 quotidiens et. 135
hebdomadaires bien orchestrés, sans compter les brochures de circonstance. Le Patriote, fondé à Bruxelles en 1883,
se fait traiter d’ « Innommable » par L’Etoile
belge.
L’opposition parlementaire est
brillante, autant que redoutable. Les longs débats sont de mode. Les 20 et 21
novembre 1878, lors de la discussion de l’Adresse, Jacobs retrace l’historique
de la législation en matière d’enseignement. Remontant au royaume des Pays-Bas,
il rappelle l’union des catholiques et des, libéraux contre les arrêtés de
Guillaume Ier. Il cite plusieurs orateurs du Congrès
national qui déniaient à l’Etat la direction intellectuelle, religieuse et
morale de la société; ceux-ci n’ont admis le second paragraphe de l’article
17 : « L’enseignement est réglé par la loi » que comme une possibilité, (page 165) réservant la liberté d’action
du gouvernement et de la législature. Il souligne le caractère traditionnel et
transactionnel de la loi de 1842, et celui de la convention d’Anvers concernant
l’application de la loi organique de 1850 sur l’enseignement moyen, que les
libéraux traitent maintenant d’inconstitutionnelles. Il réfute les arguments de
ses adversaires qui reprochent aux catholiques de reconnaître deux
souverains : le pape et le roi, et explique la doctrine sur la distinction
du spirituel et du temporel ((7) A. Bellemans,
Victor Jacobs, pp. 408 et suiv.).
Pendant la discussion du projet, les
14 et 15 mai 1879, Jacobs reprend la question du point de vue des principes. Il
définit l’école confessionnelle comme celle dont l’atmosphère est religieuse,
selon l’expression de Guizot, et dont l’éducation apprend aux enfants à ne pas séparer
le religieux et le profane dans leur vie. Il expose le rôle supplétif de
l’Etat: remédier aux déficiences des pères de famille, mais sans exercer de
magistère. L’école publique ne peut être que le substitut de l’école privée;
son organisation doit être conforme aux voeux de la majorité, qui, en Belgique,
demande qu’elle soit confessionnelle. Il dénonce les contradictions de l’Etat,
qui voudrait former et gouverner les consciences, tout en demeurant neutre.
L’instruction n’est qu’un moyen eu vue d’un but qui importe seul; pour tous
ceux qui croient en Dieu et en l’immortalité de l’âme, ce but est religieux. A
l’assertion de Van Humbeeek : « L’école neutre
existe, donc elle est possible », Jacobs répond : « Elle est impossible, donc
elle n’existe pas »; l’instituteur n’est pas un automate, la neutralité est une
cause de faiblesse et d’infériorité dans l’enseignement qui repose
nécessairement sur une conception du monde. Au fond, lance-t-il à ses
adversaires, vous voulez faire du déisme spiritualiste la religion officielle
de l’Etat belge, afin de proscrire le catholicisme des écoles. Mais la morale
universelle que vous prônez est trop vague, trop obscure, trop sujette à
interprétations diverses, pour former un système complet et défini que l’Etat
n’a d’ailleurs pas à formuler. Il termine en justifiant « le clergé belge de
n’être pas un ramassis de fils de paysans, entrés dans les ordres pour échapper
à la conscription, mais de sortir des entrailles du peuple » ((8)
A. Bellemans, op.
cit., pp.
449-461).
D’autres orateurs de la droite se
distinguent également. Les libéraux, dit le baron Kervyn de Lettenhove,
sont dépités de voir les catholiques tirer meilleur parti des libertés
d’association (page 166) et
d’enseignement. Ne pouvant rayer ces libertés de la Constitution, ils
arborent le drapeau de la « défense nationale », afin de détruire l’Eglise et
ses oeuvres, suivant l’exemple donné par la Révolution
française ((9) Annales
parlementaires, Chambre des Représentants, session 1878-1879, p. 839). Coomans et Beernaert s’élèvent contre
l’Etat qui revendique le droit de former des instituteurs au mépris de
l’autonomie communale. « L’Etat devient un mandant, alors qu’il ne peut être
que mandataire » ((10) Annales
parlementaires, Chambre des Représentants, session 1878-1879, p. 1115). Woeste prédit que la morale rationaliste sera substituée à la morale
chrétienne et que les masses seront socialisées dès qu’elles cesseront de
recevoir l’éducation religieuse. Plus immédiatement, il annonce à ses
adversaires que les écoles normales et primaires seront désertées par les
instituteurs et les élèves, malgré l’augmentation des impôts et des subsides ((11)
Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, session 1878-1879, pp. 947 et 114).
Malou invente le mot qui fait
fortune : « la loi de malheur ». Son discours soulève la Droite. Il annonce
fièrement que ses coreligionnaires « paieront deux fois : une fois pour les
écoles que leurs enfants fréquenteront, une fois pour celles dont ils ne
veulent pas. Ne supposez pas, lance-t-il à la Gauche, que les millions ou les dévouements
feront défaut : ils naîtront spontanément, ils se multiplieront, il
suffira de frapper du pied cette terre où dorment tant de générations
catholiques. Notre opinion sera à la hauteur de sa tâche, elle saura faire des
merveilles pour empêcher la loi de dénaturer notre caractère national en
détruisant le sentiment religieux. Les écoles libres qui existent déjà
doubleront d’étendue; des écoles nouvelles s’édifieront de toute part… Ne
comptez pas même sur les pauvres, nous saurons établir l’impôt de la
préservation des âmes... Les divisions vont s’accentuer; une véritable guerre
civile va se déchaîner sur le pays. Les catholiques déploreront une situation
qu’ils n’auront pas créée; mais si leurs adversaires les forcent à soutenir
cette nouvelle campagne, ils n’en redouteront pas l’issue. Nos calendriers
diffèrent : vous datez du Congrès libéral de 1846 que vous invoquez sans
cesse; nous datons du Congrès national de 1830 que nous invoquons toujours » ((12)
Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, session 1878-1879 p. 1187).
Ainsi gagnée devant le pays, la cause
est perdue au parlement. La loi passe le 6 juin à la Chambre, par sept voix (page 167) de majorité, au Sénat, le 18
juin, par une seule. Promulguée le 10 juillet, elle réalise les prédictions de
Malou : elle divise le pays en deux camps et provoque la résistance
acharnée des catholiques.
2. Fruits
de la résistance
Les évêques formulent les directives
générales. Ils agissent d’abord séparément, chacun dans son diocèse. Le 1er
septembre 1879, ils publient une déclaration collective contre l’enseignement
de l’Etat, sous forme d’Instructions pratiques
à l’usage des confesseurs. Ils condamnent les écoles officielles,
interdisant aux parents catholiques d’y envoyer leurs enfants et aux
instituteurs de continuer à y enseigner, sous peine de refus d’absolution. Ils
prévoient cependant des dispenses individuelles, à accorder selon les cas par
les curés et par l’Ordinaire du lieu. Ils dissipent ainsi toute équivoque sur
la distinction subtile faite par Frère-Orban « entre écoles et écoles ». Ils
réprouvent la loi, sapent son influence. Ils galvanisent les fidèles ((13)
P. Verhaegen, op,. cit., p. 163). La Droite parlementaire eût
préféré des sanctions moins sévères pour les parents et les instituteurs; elle
craint la réaction des libéraux ((14) Woeste, Mémoires, t. I, p. 166). Le ministère voudrait que
Rome désavouât l’attitude, trop intransigeante à son gré, des évêques.
N’obtenant pas satisfaction, il rompt, le 5 juin 1880, les relations
diplomatiques avec le Saint- Siège. Pourtant, le 14 juin, les évêques publient
une dernière ordonnance, qui atténue les précédentes. Mais ce n’est pas le
désaveu qu’attendait Frère-Orban.
Les évêques, les prêtres, les laïques
organisent l’enseignement libre. Les Comités
de résistance se transforment en Comités
scolaires, répartis par paroisses, doyennés et provinces. Chaque comité
paroissial est composé du curé et de cinq à dix laïques. Ses attributions sont
nombreuses et diverses. Faire comprendre aux parents qu’ils ont le devoir
d’envoyer leurs enfants aux écoles catholiques, neutraliser toute pression que
le gouvernement ou l’administration communale voudraient exercer sur eux, répandre
les brochures et les journaux favorables à l’enseignement libre, créer une
caisse scolaire, construire, aménager et entretenir des écoles, nommer les
instituteurs présentés par l’inspecteur à l’évêque qui les agrée, payer ces
instituteurs et les surveiller telle est la tâche des comités paroissiaux
jusqu’en 1884. Les comités de doyenné, qui groupent les membres de plusieurs (page 168) comités paroissiaux, rendent
compte de l’état des écoles dans leur circonscription; ils résolvent les
difficultés qui dépassent le ressort strictement local. Ils servent surtout
d’intermédiaires entre les paroisses et les comités provinciaux ((15)
P. Verhaegen, op. cit., pp. 167-168).
Les comités provinciaux s’occupent de
l’organisation scolaire en général. Ils se composent de vingt à trente membres,
laïques en majorité hommes politiques, journalistes, propriétaires,
industriels, représentants du corps enseignant. Ils se réunissent régulièrement
aux chefs-lieux de province. Celui du Brabant, que Malou préside lui-même,
comprend neuf représentants, trois sénateurs, plusieurs conseillers provinciaux
et hommes de loi, en tout vingt-trois membres. Il décide de maintenir le
programme en vigueur et les manuels adoptés sous le régime de la loi de 1842.
Une commission de jurisconsultes constituée dans son sein examine les litiges relatifs
aux écoles nouvelles; elle donne des consultations pour la Belgique entière. A
Namur, le comité se subdivise en quatre sections de législation, d’hygiène,
d’enseignement et d’exécution. Partout, les comités assument les intérêts
généraux de l’enseignement primaire, correspondent avec les associations
locales, forment une caisse centrale dont les fonds sont répartis entre les
écoles les plus nécessiteuses, s’occupent, enfin, des écoles normales
diocésaines. A côté d’eux, des inspecteurs laïques, par province et par canton,
sont chargés de la partie technique de l’instruction; des inspecteurs
ecclésiastiques surveillent, comme par le passé, l’éducation morale et
religieuse. Ces différents comités ne sont jamais à court de membres; ils se
recrutent avec la plus grande facilité dans toutes les couches de la population
((16) P. Verhaegen, op. cit., pp. 168-170).
Le personnel en fonction le jour du
vote est brusquement placé devant l’alternative : la conscience ou l’intérêt.
Le gouvernement voudrait bien qu’il ne s’égaille pas. Il use de pression. Les
jeunes qui offrent leur démission, il les met en demeure de restituer le
montant des bourses d’études que l’Etat leur aurait allouées jadis; il leur
retire l’exemption prévue et les astreint au service militaire. Aux plus âgés,
il dénie le droit à la pension; il conteste même les droits de leurs veuves et
de leurs enfants. Il ne répond plus aux demandes ou n’y fait droit que sous
engagement de ne pas se mettre au service de l’enseignement libre ((17)
S. Balau, op. cit., p. 299). Que va-t-il se produire ? Quelle sera la réaction (page 169) des 7.550 membres que compte
approximativement le personnel des écoles communales ? On compte 1.750
démissionnaires, dès la fin de 1880. En 1884, on en compte 2.253 : 1.200
instituteurs et 1.053 institutrices. Un tiers du total ! Les maîtres des établissements
adoptés, congréganistes ou laïques renoncent presque unanimement aux
subventions officielles et restent dans l’enseignement libre. Les écoles
normales catholiques se passent d’agréation et n’en poursuivent pas moins leur
tâche. Les catholiques remportent une victoire éclatante.
C’est une victoire de héros. Que ne
peut-on les citer tous à l’ordre du jour de la cause qu’ils servent avec une
abnégation parfois sublime ! « Je vous remercie de la confiance que vous m’avez
témoignée jusqu’ici, écrit l’un d’eux au conseil communal de Verviers, mais je
suis catholique, et je ne puis, sans trahir ma conscience, coopérer à
l’exécution de la nouvelle loi sur l’enseignement primaire ». Un inspecteur
déclare au ministre de l’Instruction publique : « Ce n’est pas par des
actes de proscription que vous parviendrez à refaire entre les membres de la
grande famille belge l’union désormais brisée par votre loi impolitique ». Dans
une pauvre localité du Hainaut, l’instituteur communal offre ses services au
curé : « Si vous pouvez seulement me garantir la provision de blé et de pommes
de terre pour mes enfants, je n’en demande pas davantage » Une institutrice
gantoise, tombée malade en août 1879, touchera son traitement pourvu qu’elle
reste au service de la commune. Elle préfère sacrifier son gagne-pain : «
Je ne veux pas rester un instant dans un enseignement qui doit éteindre dans
l’âme des enfants tout esprit de foi » ((18) P. Verhaegen,
op. cit., pp. 172-175).
Les démissionnaires de l’officiel
passent au service des écoles libres. Ils en fournissent les éléments
directeurs. Mais il faut encore des auxiliaires. Ici, des jeunes filles
instruites viennent doubler les religieuses et les anciennes maîtresses, trop
peu nombreuses. Chez les garçons, ce sont les vicaires, voire les curés, qui
font la classe en attendant les instituteurs qualifiés. Aucun dévouement n’est
repoussé. Les comités scolaires développent les écoles mixtes où, par classes
séparées, les garçons et les filles sont confiés à des religieuses. Des écoles
normales sont fondées, dont une à Malines, sous la direction immédiate du
cardinal. Grâce à leur labeur, tous les cadres sont remplis, dès la fin de
1881. La presse, les inspecteurs et les comités scolaires (page 170) rivalisent dans l’organisation d’une publicité, fort
vaste pour l’époque. Le Bulletin des
écoles catholiques, hebdomadaire fondé quelques jours après la promulgation
de la loi de malheur pour la défense et la propagation de l’enseignement libre,
rend les plus grands services ((19) P. Verhaegen, op. cit., pp. 184-189).
Les ressources sont fournies par
toute la population. En principe, elles doivent être recueillies et dépensées
sur place. C’est dire que chaque paroisse doit pourvoir elle-même aux frais de
ses écoles, selon les possibilités de sa caisse scolaire. Les évêques et les
comités provinciaux se réservent les dépenses de l’enseignement normal et les
traitements des inspecteurs; ils subventionnent aussi les paroisses trop
indigentes. Les dons affluent de la part des nobles, des bourgeois, du petit
peuple des villes, des paysans. Tous veulent contribuer à l’érection ou à
l’entretien d’une école libre. Le clergé paroissial se dépouille parfois
jusqu’à l’héroïsme, surtout dans les régions pauvres de la Campine et de l’Ardenne.
Le Denier des écoles catholiques,
établi à Gand depuis 1876, essaime dans les principaux centres. Ses sections se
fédèrent et tiennent une première assemblée générale à Termonde en septembre
1879, avec dix mille adhérents, représentant trois cents sociétés. Il place des
troncs dans les églises. Aux réunions de famille, aux fêtes, ducasses et
kermesses, en toute circonstance favorable, ses membres organisent des
collectes en faveur des écoles. A Gand, l’administration libérale essaie
d’entraver leur action; ils se vengent en manifestant ! Le résultat global
est magnifique. Trente millions de francs récoltés dans le pays: vingt en
espèces, une dizaine d’autres principalement en immeubles. En Flandre
occidentale seulement, les comités locaux reçoivent pour leur part près de neuf
millions. Rien qu’en 1879, les dépenses s’élèvent à quarante millions environ,
couverts par une rente annuelle de neuf à dix millions. Une fois de plus, la
charité des catholiques belges a fait merveille.
Les écoles existantes ne suffisent
naturellement pas. On fera donc la classe n’importe où, en attendant les locaux
neufs. A Baeleghem, c’est dans une grange : « Sans
fenêtres, mais avec Dieu ». Un an après le vote de la loi, les catholiques ont
ouvert ainsi plus de deux mille écoles : 2.064 exactement. En 1884, ils en ont
3.885, desservies par 8.713 instituteurs et institutrices. En 1878, sous le régime
de la loi de 1842, ils n’ont que 13 % (page
171) du total des élèves. En décembre 1879, ils en accusent 379.277 contre
240.501. L’école officielle perd donc 59,7 % de sa clientèle, surtout dans les
provinces flamandes et les campagnes. En octobre 1880, les écoles primaires
libres comptent 455.179 élèves, les écoles légales, 294.356, soit une
proportion de 60,73 % et de 39,27 %. Les gardiennats catholiques ont 125.201
enfants; ceux de l’Etat, 39.145, donc 76,18 % et 23,82 % respectivement. Dans
l’ensemble, 63,5 % contre 36,5 % ((20) J. Malou, Recensement de la population des écoles primaires
et gardiennes du 15 décembre 1880). Le gouvernement ne
l’emporte au point de vue du nombre d’élèves que dans les provinces de Hainaut
et de Liége.
Le ministère ne veut pas se laisser
désemparer. Tant de succès le gêne, mais de quels moyens ne dispose-t-il pas ?
A son tour, il se met à construire des écoles luxueuses comme des palais,
dit-on dans le peuple, mais souvent fort peu peuplées. S’il veut avoir des
instituteurs, il ne peut se montrer trop difficile. Il double les inspecteurs,
comme s’il désirait impressionner favorablement les parents et se concilier les
candidats à l’avancement. Il n’hésite pas à prendre des mesures, dont la
constitutionnalité n’est rien moins que certaine. Il grève de dépenses
scolaires le budget des communes, organise la délation par des agents à sa
solde, fait pratiquer l’inscription fictive, séduit les parents par l’argument
de l’intérêt, supprime des fondations de l’enseignement libre, ferme des écoles
sous prétexte d’insalubrité, expulse des religieux, réduit le budget des
cultes, etc. Les députations permanentes et les administrations communales
catholiques résistent autant qu’elles peuvent. Elles l’emportent parfois, mais
le plus souvent le ministère annule ou casse leurs décisions, au mépris de leur
autonomie ((21) « En réponse aux injonctions ministérielles, le
conseil communal de Laroche décida successivement de supprimer l’école des
filles, de ne pas accueillir les sous-institutrices
intérimaires envoyées par le gouvernement, de ne pas payer leurs traitements;
il adressa à ce sujet des pétitions à la Chambre, au Sénat, au Roi, tint bon devant les
menaces du commissaire d’arrondissement et du ministre vau Rumbeeck,
et obtint finalement gain de cause partiel par la suppression des places de sous-instituteur et de sous-institutrice,
». (29 mars 1885) (P. Verhaegen, op. cit., p. 247,
note 3)). Dans plusieurs villes, des Comités de protection des catholiques
pauvres se constituent afin de préserver les indigents.
Au parlement, la Droite reste en alerte. «
Nous étions tous les jours sur la brèche, écrit Woeste, nos attaques ne
faisaient grâce aux ministres d’aucune critique; au dehors, secondés par une
pléiade de polémistes et de propagandistes, nous maintenions (page 172) en éveil l’ardeur de nos amis
» ((22) Mémoires, t. I, p. 209). Aux injonctions injustes et aux partialités des Bureaux de
Bienfaisance, Jacobs oppose le principe que l’Etat doit faire la charité à tous
parce qu’il est neutre, cela rentre dans sa mission de justice distributive,
tandis que les particuliers peuvent l’accomplir selon leur conscience et leurs
dispositions, parce qu’ils sont libres ((23) Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, session 1879-1880, pp. 413-414). A
diverses reprises, lors de la discussion du budget de la Justice, le même Jacobs
accuse Bara de vouloir supprimer par étapes le budget des cultes. Il rappelle
que les membres de l’Assemblée constituante ont reconnu la dette contractée par
1’Etat en nationalisant les biens du clergé et la charge d’y pourvoir par une
somme spéciale. Les constituants de 1830 ont tenu le même langage que ceux de
1789. « La nation a contracté une obligation générale, elle doit la payer
loyalement » ((24) Annales
parlementaires, Chambre des Représentants, session 1879-1880, p. 57). En 1880, malgré la situation tendue, la Droite décide de participer
aux fêtes du cinquantenaire de l’indépendance; le clergé se contente de
célébrer des Te Deum officiels.
La Droite se dresse contre l’enquête
scolaire, votée à la Chambre,
le 23 mars 1880. La mesure est proposée par un représentant libéral. Elle a pour
objet de rechercher par quels moyens les catholiques attirent la majorité des
enfants dans leurs écoles. Malou, Woeste, Jacobs s’attachent à démontrer
qu’elle est inconstitutionnelle et contraire à l’esprit du Congrès national. Le
représentant d’Anvers, en un chef-d’oeuvre d’éloquence parlementaire, expose
que le droit d’enquête, attribué aux Chambres, n’est qu’un moyen, limité par
les prérogatives des autres pouvoirs et par les droits individuels garantis aux
citoyens. « Sinon, ce serait faire de la Chambre une sorte de Convention à petits pieds »
((25) Annales parlementaires,
Chambre des Représentants, session 1879-1880, pp. 755-758). Dans les mois suivants, les droitiers divulguent et stigmatisent les
procédés, souvent tracassiers, des enquêteurs. Les conclusions de la Commission aboutissent
à enchaîner et à surveiller l’enseignement libre. Machine de guerre, suscitée
par le parti libéral, elle se retourne contre ses promoteurs. Aussi Malou
peut-il dire à la Gauche :
« L’enquête nous a procuré çà et là des succès. Nulle part, elle ne nous a fait
de tort. A mesure que vous mettiez à la charge du clergé, des catholiques, tous
les (page 173) crimes imaginables,
les sympathies des populations se manifestaient de plus en plus et notre oeuvre
grandissait en proportion même des injustices dont elle était l’objet » ((26)
Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, session 1883-1884, p. 1102).
Au début de 1884, la presse de Droite publie les comptes de l’enquête. Les
débats parlementaires à ce sujet ont un retentissement énorme, tout à la faveur
du parti catholique. Jacobs en profite pour rappeler aux représentants de la
nation quelle est leur dignité « Le travail parlementaire ne se paie pas, il
est payé par l’honneur de servir le pays » ((27) Annales parlementaires, Chambre des
Représentants, session 1883-1884, p. 1053).
La Droite n’oppose pas moins de
résistance aux autres projets de loi du gouvernement. En 1881, le ministère
propose d’augmenter les prérogatives de l’Etat en matière communale et
provinciale, afin de briser la résistance des députations permanentes et des
municipalités catholiques. Woeste, nommé rapporteur de la Section centrale, parvient
à « encommissionner » le projet. Il adresse des
questionnaires volumineux aux institutions visées et ajourne ainsi l’examen de
la question en séance publique. Le ministère tombe avant d’avoir pu faire
discuter et voter le projet ((28) Mémoires, t. I, p. 210).
La loi du 15 juin 1881 sur
l’enseignement secondaire crée cent écoles nouvelles et prévoit que ce nombre
pourra être augmenté, suivant les exigences, dans l’avenir. Les collèges libres
subsidiés sont maintenus, mais il ne s’en ajoutera plus d’autres. Les communes
sont autorisées à fonder des établissements secondaires, mais elles ne peuvent
en supprimer sans l’approbation du gouvernement. Par contre, l’Etat peut en
ouvrir sans leur assentiment, quoiqu’à leurs frais. Tous les professeurs de ces
institutions doivent sortir des écoles normales officielles. Enfin, la loi
décrète l’érection de cinquante écoles de filles afin que « l’unité d’opinions
soit réalisée entre l’homme et la femme », selon les termes du rapport à la Chambre. L’arrêté royal
du 26 septembre 1881 décide la création immédiate de douze athénées, de
cinquante-six écoles secondaires de garçons et de quarante-six de filles.
Jacobs remarque que précédemment on tenait l’Etat enseignant en bride, mais
maintenant on lui jette la bride sur le cou. Woeste reproche à ses adversaires
de construire des écoles avec les deniers publics, tandis que les catholiques
disent également « Des écoles, toujours des écoles, (page 174) encore des écoles », seulement ils les paient de leur
argent et de leurs sacrifices ((29) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, session 1880-1881,
p. 891). Celles de l’Etat sont d’ailleurs peu
fréquentées. En 1884, l’athénée de Thuin compte 27 élèves pour 7 professeurs;
celui de Bouillon, 37 élèves pour 12 professeurs; celui de Virton, 60 élèves
pour 13 professeurs, et les autres à l’avenant ((30) S. Balau, op. cit, pp. 324-325).
Les questions électorales suscitent
également des lois partisanes. Le ministère prend prétexte de fraudes, pour se
livrer à des coupes sombres parmi les électeurs catholiques. La loi du 26 août
1878 exempte de contribution les personnes qui occupent gratuitement les
habitations de l’Etat, des provinces et des communes. Il prive ainsi du droit
de vote les curés qui résident dans des presbytères appartenant aux communes.
Les remaniements d’impôts prévus par la loi du 26 juillet 1879 ont pour effet
d’écarter d’autres électeurs de Droite. Celle du 30 juillet 1881 enlève aux
députations permanentes toute juridiction en matière électorale et ravit aux
catholiques leur prépondérance dans les conseils provinciaux en supprimant des
voix d’électeurs campagnards. Enfin, la loi du 24 août 1883 confère le droit
électoral à des capacitaires et le retire à une catégorie de contribuables.
Mais la question du suffrage universel est une pomme de discorde entre les
radicaux et les doctrinaires; elle affaiblit la position du cabinet. La Droite comprend que ces
lois, qui restreignent le droit de suffrage, vont provoquer des réactions en
sens contraire. Ces réactions, elle les attend avec confiance. Elle espère
tirer du système censitaire le maximum de rendement, tout en ne sortant pas des
limites constitutionnelles. Certains de ses membres, tel Alphonse Nothomb, sont
même partisans du suffrage universel.
Dans la résistance catholique, la Fédération
des Cercles occupe un rang d’honneur. Le 17 décembre 1878, son secrétariat
adresse la circulaire suivante aux Cercles fédérés : « Il est de votre
devoir de préparer dès aujourd’hui une résistance énergique au projet de loi
antireligieux sur l’enseignement primaire; il faut y résister en éclairant les
populations par des meetings, par des discours, par des écrits, par des
pétitions, par tous les moyens d’influence légaux et pacifiques ». En 1879, à
l’assemblée générale de Saint-Nicolas, Neut peut
annoncer que les Associations
constitutionnelles et conservatrices se joignent aux Cercles afin (page 175) de
« grouper toutes les forces vitales du pays ». A cette date, quatre-vingts de
ces organismes sont affiliés à la Fédération. Il
nous manque malheureusement les rapports des sessions annuelles de ces années,
sauf celui de 1883, qui nous permettraient de donner d’autres détails sur leur
activité.
Voici du moins ce qu’on sait de la
quinzième session de la Fédération,
tenue à Audenarde, les 28 et 29 avril 1883. Les
délégués de 104 Cercles et Associations sont présents. Neut,
dans le rapport annuel, insiste sur la lutte acharnée à livrer au mal. Il
adjure les assistants de combattre pour le bien par tous les moyens
possibles : diffusion de la bonne presse, tenue à jour des listes
électorales, campagne scolaire. « Vous voulez la liberté, leur dit-il, mais la
liberté a ses combats, ses dangers et ses épreuves, c’est pour cela qu’elle est
si grande, qu’elle est chrétienne. La lutte requiert trois conditions : le
courage, le dévouement, l’amour de la patrie ». Il ajoute qu’à Bruxelles, la
situation s’est améliorée; on y a bien travaillé; l’Association conservatrice, dirigée par Beernaert, répand des
réclames électorales. Un peu partout, on prend des mesures de protection
vis-à-vis des prêtres et des religieux, calomniés par la presse libérale. A
Anvers, un procès, intenté contre des journaux qui ont diffamé des Jésuites, a
été gagné par Beernaert. Au banquet, un bourgmestre dénonce l’anticléricalisme
international de la franc-maçonnerie. Le comte de Liedekerke-Beaufort
(1816-1890), représentant, rappelle l’esprit de la Constitution et du
législateur en 1830 : liberté, initiative à la bourgeoisie, sauvegarde des
institutions par l’Etat. Maintenant, c’est la lutte en Europe entre l’Etat-dieu, l’Etat-providence, et
le catholicisme. Ce ne sont pas des écoles sans Dieu., mais des écoles contre
Dieu, qui sont issues de la loi de 1879. Dans sa
péroraison, l’orateur évoque le socialisme et le communisme, les adversaires de
demain. Le 5 juillet 1883, un bref de Léon XIII bénit
et encourage les Cercles augure de victoire pour 1884.
3. 1884, « Année
des Merveilles »
1884 est « l’Année des Merveilles »,
la bien nommée ((31) H. Ryckmans, 1884 ou la Nouvelle année des
Merveilles. Bruxelles, 1909). Une nouvelle Union nationale pour le redressement des griefs
se constitue en vue de la lutte. Son nom est repris au mouvement de 1828. C’est
l’oeuvre de quelques dévoués Jules de Burlet
(1845-1897), bourgmestre de Nivelles, Léon Collinet
(1842-1908) (page 176) de Liége,
François Schollaert (1851-1917) de Louvain. Les rédacteurs
du Bien public, surtout Verspeyen, l’appuient de leur plume et de leur parole. De
futurs apôtres de la question sociale se distinguent dans ses rangs :
Godefroid Kurth (1847-1916), Arthur Verhaegen
(1847-1917) et Georges Helleputte (1852-1926). L’ambition
de tous ces chefs, c’est de former, dans le pays légal, « une base
d’opérations, une réserve prête à donner au moment opportun », un appui
populaire comme le Volksverein
l’est pour le Centre allemand ((32) G. Verspeyen,
Par la parole et par la plume, t. I,
p. 180. Gand, 1903). Leur mouvement est donc plus large
que celui de la
Fédération des Cercles dont le président, de
Cannart d’Hamale, est décidément trop âgé. Il est
aussi moins compromettant, parce qu’il n’arbore pas franchement l’épithète de «
catholique », l’épouvantail des timorés et des indifférents. Mais il se recrute
parmi les membres des Cercles et des Associations conservatrices.
Le 4 février 1884, l’Union nationale tient sa première
réunion dans la grande salle de conférence du Cercle catholique de Bruxelles,
rue du Bois-Sauvage, derrière le chevet de Sainte-Gudule. On y voit des notabilités politiques de tout
le pays : beaucoup de conseillers provinciaux, de présidents et de membres
d’Associations conservatrices. Léon Collinet prononce
le discours inaugural. Il commence par définir ce que l’Union doit être « Nous
ne séparons pas la patrie de l’Eglise; en pays belge, ces deux causes se
confondent. Tant que la
Belgique sera catholique, elle vivra indépendante et
heureuse. L’Union est une machine de guerre contre le libéralisme ». Il fait
ensuite l’examen de conscience du parti : « Ayons le courage de le
confesser avec sincérité et ferme propos de nous amender, nous, catholiques,
nous avons trop peur de remplir généreusement les devoirs de la vie publique.
Nous sommes souvent des citoyens trop mous. Nous nous émouvons un peu, à la
veille des élections, nous nous agitons pendant la lutte, puis nous nous
empressons de rentrer dans la vie privée. Les devoirs du citoyen s’imposent
cependant aux consciences comme les devoirs du chrétien; disons mieux car cette
division est fausse : tous les devoirs, tant ceux envers la patrie que les
autres sont des devoirs chrétiens, ils sont voulus de Dieu et, chrétiens, nous
devons les remplir mieux que nos adversaires... L’indifférence politique est
coupable comme l’indifférence religieuse, la seconde engendre souvent la
première ». Après la confession publique, il (page 177) précise l’attitude de l’Union envers la Droite « Le peuple
catholique doit être à côté de ses mandataires; ceux-ci doivent représenter ses
désirs, ses aspirations ». Il termine par la glorification de la lutte scolaire
qui a réalisé « l’union la plus entière entre catholiques » ((33)
Bien public, 5 février 1884).
Guillaume Verspeyen
insiste sur la nécessité d’un programme. « Il importe de ne pas laisser
accréditer cette idée essentiellement fausse que le parti catholique a pour
mission propre de servir de lest à l’équipage gouvernemental ou de frein à la
locomotive libérale engagée sur une pente trop rapide ou dans une courbe
difficile. Précisément, parce que nous sommes un parti religieux et conservateur,
nous sommes un parti de gouvernement ».
Arthur Verhaegen, le secrétaire,
révèle que l’Union est née du désir
de quelques catholiques « d’élaborer en commun une sorte de manifeste,
contenant l’exposé des faits et l’énumération des griefs dont le redressement
s’impose à tous les coeurs honnêtes ». Il cite le chiffre de 250 adhérents,
recrutés jusqu’à ce jour. A l’apostrophe de : « En avant, Messieurs, en
avant », il convie les électeurs, les candidats et les mandataires à s’unir et
à élever la voix, tous ensemble, en faveur des libertés méconnues; que cette
voix « domine nos luttes politiques et, qu’au lendemain du succès, les voeux
formels du pays catholique se fassent entendre et accueillir du pouvoir
réparateur ». Il propose la propagande individuelle, des conférences et des meetings dans les Cercles pour recruter
des adhérents à l’Union, le combat
par la presse, enfin, ce trait d’union nécessaire entre les électeurs et les
élus.
Le manifeste de l’Union est une « pétition des droits ». Il
énumère d’abord les griefs de l’opposition et de la majorité des Belges :
dans l’ordre matériel, le gaspillage des deniers publics avec, en guise de
corollaire, la levée d’impôts nouveaux; du point de vue moral, les destitutions
de fonctionnaires, les nominations partisanes, l’enseignement laïque, la
rupture avec Rome, les cimetières profanés, les fondations confisquées, le
service militaire imposé aux séminaristes, la magistrature humiliée,
l’administration centralisée à l’excès, la monarchie menacée... La liste des
redressements souhaités vient ensuite : que la Constitution soit
respectée, les autonomies communales et provinciales rétablies, les élections
loyales et vraies, les emplois publics justement (page 178) répartis, les relations reprises avec Rome, la loi de
1879 abrogée, la question des cimetières apaisée, la volonté des testateurs
accomplie, les impôts réduits, qu’un ministère de l’Agriculture et de
l’Industrie remplace celui de l’Instruction publique. Et avant tout le reste,
réforme scolaire immédiate. Le manifeste se termine sur cette définition de l’Union : « C’est un centre de
ralliement pour les catholiques, qui leur permette de se compter, de se
grouper, d’affirmer leur volonté, de faire prévaloir une politique agissante et
réparatrice, qui ne se laisse intimider ni par les résistances occultes ni par
les violences de la rue » ((34) Bien public, 5 février 1884. H. Ryckmans,
op. cit., pp. 78-82).
Après cette manifestation initiale,
l’Union se répand rapidement dans le
pays. Ses délégués sillonnent les provinces et tiennent des meetings : à Malines, Louvain, Gand, Bruges,
Namur, Courtrai, Tournai, etc. Les Limbourgeois se disent « Unionistes de 1884
comme nos pères s’appelaient les unionistes de 1830 » ((35) Bien public, 24 février 1884). Les Gantois protestent à la fois comme catholiques, comme patriotes
et comme Flamands contre le régime libéral. Les libéraux, Wallons pour la
plupart, ne sont-ils pas les ennemis de la foi ? Pour préserver la foi et aussi
pour préserver la Flandre,
il faut garder les traditions locales, les traditions chrétiennes, il faut
parler sa langue. L’Union ne repousse
pas les revendications linguistiques, tout en évitant de se laisser détourner
de son but principal. Le Handelsblad
d’Anvers demande que les griefs flamands soient ajoutés au manifeste de l’Union. Le Bien public lui répond à titre officieux que ce serait déplacé :
ces griefs n’émanent pas du pays tout entier; ils menacent de semer la division
sur une question non fondamentale. Le journal gantois rappelle que l’Union est fondée pour redresser les
griefs du peuple belge catholique tout entier et qu’elle ne parle pas un
langage étranger à son objet. L’unité du but commun ne saurait faire oublier
les buts particuliers de certains arrondissements ou provinces ((36)
Bien public, 8 février 1884).
Le 6 avril 1884, au Cercle catholique de Bruges, Verspeyen traite du parti catholique et de son programme en
général. Il constate que jusqu’à cette date, on se contentait de quelques
déclarations parlementaires, mais que le vague des stipulations avait empêché
la victoire des catholiques aux élections de 1882. (page 179) Maintenant, toute l’opinion s’intéresse au manifeste de l’Union nationale. Il redit le rôle de
cette Union : « Elle aspire à
être l’organe général et direct de la démocratie catholique, elle veut être
l’appui de la Droite
dans le pays, comme la franc-maçonnerie l’est pour le parti libéral ». Ce n’est
pas un organisme nouveau : « Elle est dans les traditions catholiques et
peut s’autoriser des exemples et des précédents les plus illustres, comme le
mouvement déclenché par O’Connell dans l’Union
catholique d’Irlande, l’Agence de
1830 en France, le Centre, les luttes
patriotiques contre Joseph II et Guillaume Ier chez
nous. Ne nous laissons pas matérialiser. C’est par son âme que l’homme est
vraiment grand, et tout noble coeur mettra toujours le dévouement au-dessus du
calcul et les convictions au-dessus des appétits. Le grand parti catholique
n’est pas fait pour échouer dans un canal ou dans un port de mer aux eaux
profondes. Nous nous croyons aussi patriotiques que. personne, nous accordons
aux intérêts matériels et politiques, par exemple au port de Bruges, toute
l’importance auxquels ils ont droit; mais nous ne consentirons jamais à ne
point rester « catholique avant tout », à ne pas inscrire la liberté religieuse
en tête de nos revendications » ((37) Bien public, 8 avril 1884).
Le 21 avril 1884, l’Union nationale tient sa première assemblée
générale à Bruxelles. Elle groupe tous les éléments de résistance et d’action.
Elle constitue pour le parti catholique un surcroît de force et un point
d’appui. N’est-elle pas l’organe qualifié d’une opinion publique puissante,
respectable, recrutée dans toutes les classes de la société ? Six mille
adhérents représentent une puissance avec laquelle il faut compter quand on vit
en régime censitaire. Dans son discours, Léon Collinet
insiste à nouveau sur la nécessité d’un programme : « La France, après les
sanglantes épreuves de 1871, s’est rendue aux catholiques, mais la République est
venue s’installer sur les ruines, grâce au défaut de programme. En Allemagne,
la persécution commence. Les catholiques s’unissent, ils ont un programme, ils
luttent contre le fonctionnarisme, contre l’homme le plus puissant du siècle,
et ils sont à la veille de triompher ». On acclame les résolutions
suivantes : « L’Union félicite hautement les membres de la Droite parlementaire de
leur énergique opposition aux lois oppressives et anticonstitutionnelles votées
par la majorité; elle leur promet le concours actif de ses membres dans (page 180) les luttes électorales
prochaines. Elle exprime la confiance que, répondant aux voeux du pays, les
membres de la Droite
n’acceptent le pouvoir que pour supprimer le ministère de l’Instruction
publique, remplacer la loi de malheur par une législation consacrant, en
matière d’enseignement, la liberté des communes et les droits des pères de
famille, repousser toute aggravation des charges militaires, redresser
successivement les autres griefs des catholiques et rétablir ainsi la paix
publique » ((38) Bien public,
22 avril 1884).
Qu’on ne s’y méprenne point ! L’Union nationale comprend des sénateurs
et des représentants, certes. Mais elle s’est formée sans l’appui de la Droite, sans son appui
officiel du moins. Dans son discours du 21 avril, Verspeyen
ne dissimule pas quelle fin de non-recevoir lui fut opposée : « On nous a
dit que nous n’avons pas demandé l’adhésion de la Droite. Il n’eût tenu
qu’à nous de voir cette assemblée présidée par un de ses membres. Cette
adhésion, nous en sommes convaincus, viendra spontanément... » Or, elle ne vint
jamais... L’Union et la Droite
visaient au même but, par des moyens différents. Elles suivaient des voies
parallèles, - mais ne cheminaient pas la main dans la main. La première n’avait
aucune crainte, affichait ses revendications, parlait haut et ferme, osait
déclencher une offensive; l’autre restait engoncée dans sa timidité, toute au
souvenir d’expériences cuisantes, n’ayant pas assez de dynamisme pour se ruer
en avant. Les parlementaires, d’autre part, ne s’en laissent pas imposer par
les premiers venus. Ils entendent réserver leur liberté d’action, pour
l’hypothèse d’une réélection. Cosi fan tutti.
Les Congrès de Malines, où le parti catholique a forgé ses armes, ne doivent
rien à l’initiative des parlementaires catholiques. Les élections de 1884,
triomphe sans précédent dans notre histoire, sont également l’oeuvre
d’outsiders plus audacieux.
Les chefs de la Droite ne méconnaissent
pourtant pas la nécessité d’alerter le pays légal de concrétiser ses
revendications unanimes et de se tracer, par avance, un programme de
gouvernement ((39) L. Van Hoorebeke, Histoire de la politique contemporaine de la Belgique depuis 1884,
p. 45. Gand, 1905). Le 3 février 1884, à l’occasion du
XXVème anniversaire de l’Association conservatrice d’Anvers, Jacobs propose trois réformes -
trois réformes seulement : « Réforme scolaire, abolition d’une loi qui
gaspille, dans les écoles, dont plus de la moitié du pays ne veut pas, le
double de ce que coûtaient les écoles qui convenaient à tout le monde. Réforme
électorale, (page 181) étendant le
droit de suffrage dans les limites constitutionnelles. Réforme ayant pour but
de développer l’autonomie des provinces et des communes » ((40)
A. Bellemans, op.
cit., p. 549). Le 1er juin, à l’assemblée générale de l’Association catholique de Bruxelles, Beernaert annonce la lutte
générale dans tout le pays. Malou s’adresse en ces termes à ses électeurs de
Saint-Nicolas : « Vous vous montrerez fidèles aux traditions de nos
populations de la vieille Flandre, en voulant faire cesser une domination
insupportable. Je vous demande à tous de vous livrer maintenant à l’apostolat
électoral » ((41) H. Ryckmans, op. cit., p. 198).
A la Chambre, l’opposition
poursuit le combat. Elle s’élève contre la proposition d’enquête sur les biens
des religieux, déposée le 23 janvier 1884. Le professeur Laurent vient
d’entamer son projet de révision du Code civil; il dénie la personnalité
juridique aux couvents. Jacobs reproduit l’argumentation par laquelle il a déjà
combattu l’enquête scolaire : « Où la Chambre ne peut légiférer, dit-il, elle ne peut
enquêter. La Constitution
ne permet pas d’établir une législation spéciale pour les religieux; on ne peut
donc faire une enquête spéciale sur eux ». Il fait entrevoir les conséquences
possibles d’une telle mesure : « Une fois l’égalité de la loi rompue, le
droit d’association entravé pour quelques-uns, la liberté individuelle d’un
certain nombre soumise à une surveillance spéciale, leur propriété assujettie à
des mesures d’exception, on en arrivera à transformer l’exception en règle et
au lieu d’avoir, ce qui est l’honneur de la Belgique, l’égalité dans la liberté, on arrivera
à l’égalité dans la servitude » ((42) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, session
1883-1884, p. 1183). Gagnés par le courageux exemple d’Eudore Pirmez, qui défend la liberté des moines à l’égal de
celle des autres citoyens, quatre autres libéraux se séparent de leur parti. La
prise en considération est rejetée à deux voix de majorité.
En cette année 1884, la Fédération
des Cercles est moins hardie que l’Union
nationale. De Cannart d’Hamale ayant démissionné,
« il ne reste plus à sa tête que Neut, secrétaire
général, dont la position n’est peut-être pas à la hauteur de son zèle » ((43)
Woeste, Mémoires, t. I, p. 213). Les chefs de la
Droite, d’accord avec Mgr Goossens
(1827-1906), archevêque de Malines, décident Beernaert à accepter la
présidence. Les 26 et 27 avril, la seizième assemblée (page 182) annuelle groupe les délégués de cent huit Cercles et
Associations à Marche. On y apprend d’excellentes choses sur l’activité de
nombreux Cercles et sur la préparation de la lutte électorale. Beernaert
prononce un discours sensationnel. Après Jacobs, il indique les devoirs du prochain
ministère réforme électorale; restauration de toutes nos libertés, de nos
franchises communales et provinciales; abolition de la loi scolaire; remise de
l’enseignement primaire public à la commune. Il fait appel aux catholiques, à
tous les catholiques : « Le gouvernement conservateur de l’avenir aura
besoin de tous les dévouements : de celui qui agit, qui marche, qui paie.
La vie n’est qu’une longue lutte. La résignation n’est pas une vertu politique.
Que personne ne dorme et que tout le monde soit debout. Désormais, nos devoirs
de citoyens et nos devoirs de chrétiens dans la vie publique se confondent en
une tâche unique la résistance aux ennemis communs de nos institutions et de
notre foi. On nous demandait il y a quelques jours si nous étions décidés à
vaincre. Nous répondons par ce seul mot : En avant » ((44)
Bien public, 28 avril 1884).
Peu avant les élections, une nouvelle
liste électorale se constitue dans l’arrondissement de Bruxelles, fief libérai
depuis 1840 comme on le sait. C’est la
Liste « Nationale Indépendante ». Woeste en critique le nom,
ce nom qui « paraît impliquer le désir de former un parti, distinct de la Droite » ((45)
Mémoires, t. I, p. 214). Ce que les « Nationaux Indépendants » espèrent, c’est gagner des éléments flottants qui ne se feraient pas
scrupule de voter encore bleu, et des libéraux écoeurés des manoeuvres de leur
parti, qui ne donneraient pourtant pas leurs voix aux catholiques. Idéal
souvent poursuivi, rarement atteint, mais qui n’est pourtant pas utopique. Dans
cette coalition des modérés, se trouvent notamment le comte Adrien d’Oultremont (1847-1907), - le gendre de Malou -, le comte
Henri de Mérode-Westerloo, - le futur ministre des
Affaires étrangères -, Gustave van der Smissen
(1854-1925), - avocat de talent, qu’un drame passionnel va rendre célèbre. La
liste groupe encore - ingénieur, médecin, publiciste, peintre d’histoire,
ancien conseiller à la Cour
de cassation, lieutenant général en retraite, - des hommes de toutes
professions. Parmi eux, quelques libéraux désabusés, mais surtout des
catholiques notoires. Il semble que l’idée première d’un parti qui serait «
neutre » sans l’être, appartienne à van der Smissen; (page 183) elle aurait été mise au point
par Beernaert ((46) H. Soumague, Chiennes d’enfer, p. 80. Bruxelles, 1943). Son manifeste, nous le connaissons déjà. C’est celui de l’Union, de la Fédération
de Cercles, de tous les ennemis du sectarisme : « Apaisement par la
liberté, voilà le programme. Liberté rendue à la religion, aux communes et aux
provinces, aux familles et à l’enseignement » ((47) H. Ryckmans, op. cit., p. 197).
« Les catholiques n’ont jamais été
aussi unis » : Beernaert le proclame à Gand, dès 1882; il le répète à
Marche, en cette glorieuse année de 1884. Les élections provinciales du 25 mai
leur assurent un premier succès. Tous les soirs, au Temple des Augustins, Fossé-aux-Loups, à Bruxelles, quand le Patriote, l’« Innommable », sort les affiches de l’Association conservatrice et des Nationaux-Indépendants, les badauds s’attroupent, les
commentaires vont leur train; les catholiques même osent parler à voix haute ((48)
H. Ryckmans, op.
cit., p. 206). Les Cercles et les Associations
accomplissent leur travail, non sans fébrilité. C’est le coeur gonflé d’espoir
que les électeurs des cinq provinces, soumises à la réélection - le Brabant,
Namur, Anvers, le Luxembourg et la
Flandre occidentale - se rendent aux urnes, ce matin du mardi
10 juin. Dans les campagnes, on les voit affluer vers les chefs-lieux
d’arrondissement, en chars à bancs, en breaks
ou en calèches, selon leur rang, tous en habits de fête. Dans les villes,
tout le monde est en chômage, à l’exception des cabaretiers et de la force
armée : les étudiants pour provoquer les « spontanéités foudroyantes »,
les ouvriers pour les seconder au besoin, les petits négociants soucieux de
préserver leur devanture. Taches immobiles parmi l’animation des
boulevards : les bouquetières ont des paniers de bluets et de coquelicots.
Des bluets pour les libéraux, et des coquelicots… pour les catholiques.
Les résultats sont foudroyants. A
Bruxelles, les candidats Indépendants passent tous les seize; Pierre van Humbeeck, le père de la loi de malheur, Olin
(1836-1899), rapporteur de ladite loi, et d’autres personnages moins
considérables mordent la poussière. Dès quatorze heures, une joyeuse
effervescence règne au Cercle catholique
de la capitale, où les premiers résultats des provinces arrivent par le
télégraphe. A Anvers, les huit candidats de la liste du Meeting sont élus à 1.400 voix de majorité. A Neufchâteau, à
Ostende, à Namur, à Philippeville, à Marche, à Bruges, à Nivelles, les
catholiques remportent aussi. Des vingt-neuf (page 184) représentants libéraux sortants, deux seulement sont
réélus. On ne chante plus :
A
bas Malou,
Il
faut le pendre, la corde au cou;
mais une variante de circonstance :
A
bas Bara,
Il
faut le pendre, la tête en bas.
Les jeunes gens, écrit Woeste,
dansent de bonheur. Les noms des chefs de la Droite sont acclamés. Le soir, devant le local
illuminé, gardé par un détachement de la garde civique à cheval, les gens
crient : « Vivent les catholiques ». Beernaert est porté en triomphe ((49)
Woeste, Mémoires, t. I, p. 222). Acceptant une gerbe, il a ce mot : « Vous nous offrez des
fleurs, nous espérons vous rendre des fruits ». Faut-il retenir quelques
bagarres ? Les catholiques passent de 59 à 70 à la Chambre, sans compter les
16 Indépendants bruxellois; les libéraux ne sont plus que 52. Le lendemain, le
ministère donne sa démission. « Les élections du mépris » qu’Edmond Picard,
l’enfant terrible du libéralisme, avait prédites dans le National du 7 juin, viennent d’avoir lieu.
4. Ministère
catholique du 16 juin 1884
Et voici le ministère catholique du
16 juin 1884. C’est encore le vieux Malou qui le forme, gardant pour lui-même
le portefeuille des Finances. Il donne l’Intérieur à Jacobs, à Woeste la Justice. Beernaert
rentre à l’Agriculture, à laquelle s’ajoutent l’Industrie et les Travaux
publics. Le général Pontus (1829-1907) devient
ministre de la Guerre. Il
y a encore deux nouveaux venus : le chevalier de Moreau d’Andoy
aux Affaires étrangères et Vandenpeereboom aux
Chemins de fer. Une brillante équipe au total.
Le chevalier de Moreau sort de la Faculté de droit de
l’Université de Liége. Il y a étudié les problèmes sociaux, tandis qu’il
s’initiait à l’action dans la société ouvrière Saint-Joseph, la seule qui existât dans la Cité ardente vers
1860. Le Play l’attire. Il écrit un livre pour
défendre la liberté successorale et les autres droits de la famille (Le testament selon la pratique des familles
stables et prospères, 1873). En 1881, il est au nombre des fondateurs de la
société belge d’Economie sociale, qui
développe (page 185) la méthode
scientifique de Le Play. Il devient bourgmestre de sa
commune, puis membre du conseil provincial de Namur. Député depuis 1876, c’est
dans l’opposition qu’il parachève son entraînement politique ((50)
E. Van der Smissen, Le baron de Moreau, p. 10, Bruxelles, s.d.).
Il apporte au ministère une collaboration laborieuse et dévouée.
Jules Vandenpeerehoom
(1843-1900) est la figure la plus originale du cabinet. Malou, son cousin, lui demande
s’il accepterait les Chemins de fer. Il répond : « J’essaierai », et l’essai
dure quinze ans (1884-1899). Enfant de la « Mère Flandre », son portrait a été
tracé de main de maître par Prosper de Haulleville. «
Cet honnête homme, qui s’appelle en flamand Monsieur du Poirier, ne paie pas de
mine. Sa tête ovale, gothique, penchée en avant et se détachant d’épaules
prématurément voûtées, n’est remarquable que par les yeux dont l’éclat
intermittent est extraordinairement brillant. Sa démarche est méditative et
lente. C’est un moine du XIIIème siècle, ministre de
tout ce qu’il y a de plus moderne : la vapeur, l’électricité, les chemins
de fer, les télégraphes et les postes... Il se soustrait autant qu’il peut aux
« devoirs du monde » qui lui sont imposés par son rang et sa dignité. Il
retourne de bonne heure at home, pour se coucher comme les gens
rangés, en finissant la journée, de même qu’il l’avait commencée, par
l’oraison, car ce moderne dit ses heures. Au parlement, il parle souvent à la
première personne, avec des pronoms possessifs, « mon ministère, mes employés,
mes bureaux »; c’est une habitude provenant de l’identification presque
complète de sa personne avec sa besogne quotidienne. Les fonctionnaires de son
département l’expérimentent et lui rendent pleine justice. Ils savent sa
franchise et sa conscience scrupuleuse à toute épreuve. Ses qualités sont
telles qu’à certains moments, il a les apparences d’un bourru, d’un brutal ou
d’un entêté. Sa « brutalité » est de la conviction exprimée sans fard, son «
entêtement » est le résultat de longues et minutieuses réflexions. Avant de
prendre parti, il examine avec soin la question à trancher, il la retourne en
tous sens, il l’analyse, hésite un moment, puis s’arrête à une résolution qui
devient alors inébranlable » ((51) Portraits et Silhouettes, t. II, pp. 75
et suiv. Bruxelles, 1890, 2 vol.).
Après un triomphe comme celui du 10
juin, Malou ne peut reproduire sa politique de 1871. Il ne peut plus se
contenter de vivre, ni de conclure des transactions, vaille que vaille. Avant
d’abroger la loi de malheur, - ce qui semble bien sa raison (page 186) d’être, - il veut redresser
quelques griefs d’ordre administratif. L’Instruction publique, de triste
mémoire, est rattachée au ministère de l’Intérieur. De hauts fonctionnaires,
odieux à la majorité, sont révoqués. Woeste, ministre de la Justice, arrête net, - un
peu trop net, selon sa manière, - la revision du Code
civil, du professeur Laurent. Il publie une circulaire relative aux conseils de
fabriques d’église. Il modifie la jurisprudence de son prédécesseur, Bara, en
matière charitable, en ratifiant « les clauses testamentaires qui font dépendre
la distribution des libéralités de l’assistance aux services religieux, et en
refusant d’autoriser, au profit des établissements publics, les legs ou dons
faits à des oeuvres libres ». Jacobs et lui laissent aux bourgmestres de
décider s’il faut, oui ou non, diviser les cimetières selon le décret du 23
prairial an XII. Le Sénat est dissous et de nouvelles
élections, le 8 juillet, donnent aux catholiques une majorité de seize voix à la Chambre Haute. Le
21 juillet, les ministres assistent au Te
Deum, ainsi que l’on avait accoutumé de faire entre 1830 et 1880. Ils
convoquent les Chambres en session extraordinaire pour le lendemain même et
leur présentent deux projets : sur le rétablissement des relations avec le
Vatican et sur l’instruction primaire ((52) Woeste, Mémoires, t. I, pp. 233-248).
La reprise des relations
diplomatiques entre la
Belgique et le Saint-Siège donne lieu à un débat d’ensemble
sur la politique du gouvernement. Woeste et Jacobs en sont les champions, les «
athlètes » selon le mot de Malou, et aussi les vainqueurs. Les crédits sont
votés le 4 août par la Chambre
et, le 4 septembre, par le Sénat. Les libéraux manifestent leur mécontentement.
Et, comme il arrive, nos incidents de rue grossissent démesurément en passant
la frontière. Mgr Ferrata (1847.1914) se laisse
impressionner. Il tarde à rejoindre son poste et ne quitte Rome que sur l’ordre
exprès de Léon XIII. Il débarque à Bruxelles, le 30
mai 1885, pour ainsi dire incognito. Les jours suivants, la presse libérale fait feu des quatre fers. Mais l’orage ne dure pas ((53)
Cardinal Ferrata, Mémoires,
t. I, p. 290. Rome, 1920, 3 vol.). La question est résolue. La Belgique redevient « le
paradis des nonces ».
Le nouveau projet sur l’enseignement
primaire réagit fortement contre la loi de 1879. Certains catholiques n’en sont
cependant pas satisfaits. Leur désir, à ces intransigeants, aurait été de
bouter « l’Etat hors de l’école », en supprimant les subsides gouvernementaux à
tous les établissements sans distinction, (page
187) communaux et libres. D’autres demandaient que les subsides soient
répartis entre les écoles au prorata du nombre d’élèves, et que les communes
paient pour les pauvres. Jacobs et Woeste, les auteurs du projet, rejettent
toutes ces outrances. Malou, le grand argentier, veut rétablir l’équilibre du
budget et diminuer les impôts; il refuse de subsidier les écoles libres, trop
nombreuses à son gré. Aucun des ministres ne désire revenir au système de 1842,
ce qui serait le voeu du Roi et des libéraux modérés. « Les transactions une
fois rompues ne se refont pas », déclare Jacobs. En prévision d’un retour
possible des libéraux au pouvoir, les catholiques ne veulent pas abandonner
leurs écoles dont la nécessité deviendrait moins impérieuse sous la
restauration du régime de 1842. Ils veulent accomplir « une oeuvre de décentralisation
au profit des communes et une oeuvre de pacification religieuse » ((54)
Woeste, Mémoires, t. I, p. 250. A. Bellemans,
op. cit., pp. 559 et suiv.).
Le projet de loi accorde aux communes
l’autonomie dans les matières scolaires, voilà son caractère essentiel. Chaque
commune doit avoir au moins une école à elle, sur son territoire. Elle peut
adopter, subsidier des écoles privées, en établir de confessionnelles ou de
neutres. Le personnel enseignant doit être diplômé, mais son choix n’est plus
restreint aux normalistes de l’Etat. Le pouvoir
central n’intervient que par l’inspection et par ses subsides : double
moyen de contrôle et de contrainte dont on comprend l’utilité. La commune reste
libre de porter l’instruction religieuse et morale à son programme. Elle peut
l’imposer si vingt pères de famille le demandent. En cas de refus de sa part,
le gouvernement a le droit d’adopter une ou plusieurs écoles libres à la
convenance des parents.
Dans l’ensemble, ces dispositions
sont trop exclusivement négatives. C’est bien d’obliger chaque commune à avoir
une école; mais n’est-ce pas livrer les catholiques au mauvais vouloir des
administrations libérales, lesquelles continueront d’entretenir des classes
neutres sans aider l’enseignement privé ? Pour ne pas devoir adopter des
instituts confessionnels, la plupart des communes libérales admettront le cours
de religion dans leurs écoles, qui demeureront neutres pour tout le reste.
Situation paradoxale. Les catholiques doivent continuer à subir, sous le
gouvernement des leurs, le régime de la neutralité tant décrié durant la lutte
scolaire. La loi présente donc des lacunes sérieuses; (page
188) ce n’est qu’une demi-réparation.
Mais le ministère pouvait-il faire mieux ? Il vaut la peine d’y regarder de
plus près.
Le parti catholique accède au pouvoir
à un moment difficile. Non seulement le pays légal, mais toute la nation est agitée par cinq ans de lutte scolaire, de polémiques
passionnées, de manifestations tumultueuses. Le baromètre politique marque «
orage » ou « tempête ». Pour l’empêcher de s’y fixer, les ministres proclament
le principe de la liberté scolaire et ils l’appliquent logiquement,
strictement, au préjudice même de leur parti. Ils n’estiment pas possible de
revenir en arrière, car l’unionisme est bien mort. Ils ne veulent pas davantage
de « loi cléricale », réplique de la loi de malheur, mais en sens contraire.
Ils respectent donc l’autonomie communale et n’imposent pas l’enseignement
religieux. « Nous avons cru, étant au pouvoir, ne pas devoir réaliser
intégralement notre programme d’opposition, nous avons cru devoir faire acte de
conciliation » ((55) Annales
parlementaires, Chambre des Représentants, session extraordinaire, 1884, p.
171). Cette conciliation leur est d’ailleurs
impérieusement conseillée par Léopold II, qui veut
l’apaisement en vue d’obtenir la souveraineté du Congo (aux deux tiers des
voix), puis, des réformes militaires. Le Roi écrit dans ce sens à Malou; les
ministres défèrent à son désir par quelques concessions relatives à
l’inspection et à l’adoption des écoles. Mais sur le reste, ils sont décidés à
ne pas transiger et à tenir tête à l’émeute, si elle se reproduit ((56)
Baron H. de Trannoy, « Léopold II
et Jules Malou en 1884 », p. 930, dans la Revue générale, t. CII,
1919, pp. 927-952). Ils ne veulent pas voir se
renouveler 1857 ou 1871.
Il ne semble donc pas que le
ministère du 16 juin ait pu faire beaucoup mieux. L’opposition veut lui rendre
la vie dure. Le Roi ne le soutient qu’à demi. Détruire la législation sectaire,
voilà ce qu’il y a de plus pressant; c’est par étapes qu’il faudra reconstruire
ensuite. En attendant, les catholiques s’affermissent dans l’action politique.
Le 10 août, les Associations libérales ayant projeté une manifestation «
pacifique » contre le projet de loi, l’Association
conservatrice de Bruxelles, encouragée par l’Union nationale pour le redressement des griefs, organise une
contre-manifestation. « Citoyens catholiques, on veut nous mettre hors la loi.
Nous opposerons manifestation à manifestation. Dans une attitude calme et
digne, sans sortir de la légalité, nous donnerons au ministère un témoignage
éclatant (page 189) de la confiance
et du dévouement du pays catholique ». Les deux cortèges, canalisés sur des
parcours différents par le bourgmestre Buls
(1837-1914), se déroulent simultanément sans encombre. La journée réussit
pleinement. Les catholiques ne craignent plus d’être renversés par l’émeute.
D’ailleurs l’Association conservatrice de
la capitale et le cercle des Indépendants fondent un Comité permanent d’assistance légale. Ce comité s’assigne comme
tâche de recourir aux forces dont il pourrait disposer, chaque fois que le
parti libéral fomenterait des troubles. Les rues de la capitale seront à tous
désormais ((57) Bien public,
11 août 1884).
A la Chambre, la discussion du
projet se poursuit dans un calme relatif, du 11 au 30 août. Frère-Orban essaie
vainement de le faire ajourner. Durant les premiers jours, les libéraux
provoquent de l’agitation à la sortie des séances, aux abords du Palais de la Nation. Mais
l’attitude ferme du gouvernement, qui a déjà requis la force armée, arrête les
cris et les violences. Entre-temps, de nombreuses pétitions de catholiques
arrivent au parlement et au Souverain pour demander l’abrogation de la
législation antérieure, Au cours des discussions, l’opposition ne produit que
des thèmes connus, pas d’arguments nouveaux : destruction de
l’enseignement officiel au profit du clergé; multiplication des écoles libres
et mise à sac des finances de l’Etat par les « Petits Frères »; l’ignorance et
l’obscurantisme; la ruine des communes; l’injuste répartition des subsides...
Jacobs y répond victorieusement qu’il faut faire confiance à la liberté et à
l’application correcte de la loi ((58) A. Bellemans,
op. cit., pp. 566 et 568). Le projet est voté le 30 août, à la Chambre, à la majorité de
quatre-vingts voix contre quarante-neuf et l’abstention de deux représentants
Indépendants de Bruxelles; par le Sénat, le 10 septembre, par quarante voix
contre vingt-cinq et une abstention.
Les libéraux espèrent encore que le
Roi refusera sa sanction. Le 31 août, un cortège des Associations libérales, -
2.000 manifestants environ, - se déroule à travers Bruxelles, bannières et
drapeaux déployés. Des pétitions sont déposées au Palais royal. Catholiques et
Indépendants auraient voulu contre-manifester le même jour, mais l’autorisation
leur en est refusée. Ils le font le dimanche suivant, 7 septembre. Le
bourgmestre Buls a promis aux ministres de les
protéger efficacement. Malgré cela, le défilé imposant, de près de 80.000
participants, venus de tous les coins du pays et groupant toutes les classes
sociales, est (page 190) coupé et
dispersé. Le sang coule et l’ordre n’est rétabli que vers six heures du soir.
Woeste, ministre de la Justice,
ordonne une enquête générale sur les événements de la journée. Un ordre du
jour, presque unanime, du Sénat, blâme le bourgmestre en raison de l’insuffisance
des mesures de police et des excès. L’autorité communale de Bruxelles interdit
les cortèges politiques. Woeste pense que la journée a produit plus de bons que
de mauvais résultats ((59) Mémoires, t. I, p. 257). La prédiction d’un
catholique reste encore au-dessous de la réalité : « Voilà qui nous vaut
vingt-cinq ans; de maintien au pouvoir » ((60) H. Ryckmans, Histoire
d’un guet-apens. Le 7 septembre 1884, p. 162. Bruxelles, 1909).
Quatorze bourgmestres libéraux
fomentent le Compromis des Communes :
résurrection un peu burlesque du Compromis
des Nobles, de 1566, comme si Léopold II
ressemblait à Marguerite de Parme, ils sollicitent une audience royale. Ils
sont reçus, le 17 septembre, avec autant d’amabilité que de fermeté. Le
Souverain manifeste sa volonté de garder son serment constitutionnel en
s’inclinant devant la volonté des Chambres, manifestation de celle du pays ((61)
Comte L. de Lichtervelde, Léopold II, p. 211. Bruxelles, 1926).
Les effets de la loi se font bientôt
sentir. Un tiers des écoles normales est supprimé. Les athénées d’Ypres, de
Bouillon, de Virton, de Dinant et de Thuin sont fermés. En 1887, sur les 2.500
communes du royaume, 225 n’ont plus que l’école adoptée; 800 ont l’école
adoptée et l’école officielle; sur les 1.475 autres, un tiers environ a
fusionné, dans l’école communale, l’école libre et l’école publique; 200 ne
peuvent supporter la charge d’un double enseignement; restent 800 communes
libérales, dont la plupart ont des cours de religion dans des écoles neutres.
On ne peut donc pas accuser la
Droite d’avoir abusé du pouvoir pour imposer davantage. Rien
que dans les écoles communales, la population scolaire passe de 345.687 élèves
en 1884, à 403.535 en 1885, et à 422.083 en 1887. Les alarmes de l’opposition
sont donc vaines : l’enseignement officiel n’est pas ruiné, il progresse
au contraire. De même, en matière d’administration communale, Jacobs invite les
conseils communaux à pourvoir les échevinats vacants. Il ne nomme pas un seul
échevin qui ne lui soit proposé par le conseil. Les catholiques pratiquent
loyalement la décentralisation.
Les « athlètes » du ministère, Jacobs
et Woeste, ne sont (page 191) malheureusement
pas les amis de Léopold II. Le Roi leur reproche leur
antimilitarisme notoire et leur cléricalisme : leur antimilitarisme, qui
contrecarre ses propres desseins, leur cléricalisme qui risque d’entretenir
l’agitation. Or, il veut la paix à l’intérieur, afin de réaliser ses ambitions
coloniales. Puis, il doute encore du parti catholique, de sa force et de sa
volonté ((62) Comte L. de Lichtervelde,
op. cit., p. 216).
Il profite donc d’un échec relatif aux élections communales du 19 octobre 1884,
et redemande leur portefeuille à Woeste et à Jacobs. Au moment même, son acte
est fortement critiqué : le parti n’est-il pas de nouveau sacrifié, tout
comme en 1871 ? « La majorité, la presse, les Associations conservatrices blâment sans ménagement l’usage que le
Roi fait de sa prérogative. Le clergé, dont l’esprit a été échauffé par la
lutte scolaire, condamne comme une trahison l’acte qui porte atteinte à ceux
qu’il aime le plus » ((63) Comte L. de Lichtervelde,
op. cit., p. 213).
Pourtant si les critiques sont acerbes, le principe d’autorité demeure intact.
Malou, qui a formé le ministère, prend fait et cause pour ses collègues. Il
quitte le pouvoir. Beernaert s’empare du gouvernail pour dix ans.
L’épreuve a été concluante. Le parti
catholique a lutté et a vaincu. Son bilan ne présente qu’un solde actif : union
entre ses membres, - les anticonstitutionnels ont disparu -, mobilisation de toutes
les classes sociales dans la guerre scolaire, enseignement libre plus
florissant que jamais, « opposition constructive » au parlement, ralliement de
l’opinion, triomphe électoral. La journée du 10 juin 1884 clôt définitivement
la période de tâtonnements et d’infériorité dans laquelle le parti avait végété
depuis 1857. Elle inaugure une époque de stabilité dans l’exercice du pouvoir.
La lutte religieuse ne sévit plus, du moins dans l’arène parlementaire. Ce sont
d’autres questions qui concentrent l’attention générale : le service militaire
personnel, les fortifications de la
Mense et d’Anvers, le Congo, le développement économique du
pays, les deux révisions constitutionnelles, le mouvement flamand, la
restauration des finances, la monnaie, la législation sociale, etc. L’Union nationale pour le redressement des
griefs, désormais sans objet politique, décide en séance plénière, tenue à
Louvain, le 31 mai 1885, de convoquer des (page
192) congrès pour l’étude des questions sociales dans un sens chrétien. Son
projet se réalise à Liége en septembre 1886, en 1887 et en 1890. Ainsi se
termine son activité féconde. Le parti catholique belge a
maintenant son organisation définitive dans la Fédération, vénérable aïeule autour de laquelle
des institutions plus jeunes se grouperont dans l’avenir. Il va connaître
d’autres destinées, mais retrouvera-t-il la pureté de son élan et la gloire de
1884 ? Son histoire ultérieure le dira.
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