Président de la Conférence des évêques de France depuis un an, l'archevêque de Marseille, Mgr Georges Pontier, revient sur les positions des milieux catholiques sur les questions de société. Il reconnaît un risque de « raidissement » chez des fidèles « blessés et perturbés » par une société où « tout et tous ne sont plus chrétiens » et déplore la dramatisation des débats, accentuée par l'émergence de « lobbys ». Il invite les croyants à s'inscrire dans le « dialogue » et la proposition « positive ».
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Dans votre discours devant les évêques de France réunis à Lourdes début avril, vous avez mis en garde les croyants contre la tentation « d'instrumentaliser » les débats et contre le risque d'être eux-mêmes « instrumentalisés ». Qu'avez-vous voulu dire ?
Mgr Georges Pontier : Aujourd'hui, alors que tout fonctionne en réseau, il est de plus en plus fréquent que nous, évêques, soyons sollicités non pas pour savoir ce que nous pensons ou ce que nous pouvons indiquer à partir de l'Evangile, mais pour être ralliés à un camp. L'autorité ecclésiale et les évêques ne sont plus considérés comme une source de réflexion, de dialogue et d'écoute, mais comme une force que l'on requiert pour en faire un chef de clan. Dans le même temps, nous devons nous-mêmes prendre garde à ne pas instrumentaliser et installer l'Eglise dans un rapport de forces. Ce n'est pas notre ambition ! Le but n'est pas de faire triompher la partie chrétienne de la société contre une autre partie. Il y a, parmi les évêques, des orientations légitimement variées, mais nous n'avons pas à prendre position en fonction de motivations partisanes, mais sur des valeurs.
Dans ce contexte, il devient difficile de faire prendre du recul aux chrétiens, de les amener à se confronter au dialogue avec d'autres, de leur faire accepter que l'on n'a pas toute la vérité, de leur faire comprendre que, par soi-même, on n'atteint pas la pleine compréhension de toutes choses.
Vous faites allusion aux positions contre le mariage pour tous et contre les études de genre, et aux fractures qu'elles ont provoquées chez les catholiques ?
Dans ce débat, il faut rappeler que beaucoup se sont sentis agressés, provoqués par le législateur, qui a semblé agir avec précipitation et légèreté. Cette loi sociétale, qui n'était pas massivement attendue, a été ressentie comme un artifice pour masquer des questions économiques et sociales. En même temps, ce mouvement d'opposition a montré que beaucoup croient à la justesse de la vie de famille, à la complémentarité homme-femme.
Après, des divisions sont apparues dans les milieux catholiques sur les visées politiques et tactiques. Mais sur les objectifs de fond, je peux vous dire que les catholiques sont unis ; ils sont même unis avec des musulmans, des juifs, des philosophes, des pédagogues… Sur ces questions de respect de la vie, l'Eglise catholique a des convictions ; il nous faut les présenter de manière positive. Ces sujets ne sont pas pour nous une bouée à laquelle nous nous accrochons, mais sont le roc intangible qui nous tient.
Prenons la question du genre : une chose est de réviser des lois défavorables aux femmes ou de lutter contre les inégalités liées au sexe ; une autre est de dire que l'on peut choisir son sexe. Or je suis convaincu que certains courants militants sont à l'oeuvre dans la société pour porter cette vision. Et, même si l'ensemble de la représentation politique n'en est pas là, elle subit leurs pressions. Il s'agit pour moi d'une réelle inquiétude face à ce qui apparaît comme une déstabilisation de la personne humaine. Etre homme ou femme n'est pas un fait culturel, c'est un fait naturel ; casser cela fragilise le monde, favorise des attitudes suicidaires.
L'affaire Fabienne Brugère, du nom de cette philosophe évincée d'une formation de cadres de l'Eglise à cause de sa sympathie pour les études de genre, a révélé des tensions entre catholiques. Qu'avez-vous conclu de cet incident ?
On a pu y voir une imprudence des organisateurs, qui auraient sous-évalué la force de réseaux militants organisés et réactifs à l'égard de ce qui leur paraît déviant. Mais on a aussi pu vérifier qu'il y avait dans notre Eglise des chrétiens tellement blessés, tellement perturbés, tellement soupçonneux sur le monde d'aujourd'hui qu'ils ne parviennent plus à s'ouvrir à une possibilité de dialogue, de rencontres.
Cela nous invite à réfléchir à la juste manière de vivre en chrétien dans une société et une Eglise, marquées par le pluralisme. Nous devons vérifier que nous sommes fidèles au Christ, en nous comportant dans le respect et l'amour de l'autre, en dehors de tout clivage. Nous devons nous libérer de nos peurs et de nos idéologies personnelles. Cela passe par une formation intellectuelle, mais aussi une vie spirituelle mieux enracinée.
Il nous faut aussi creuser la question des réseaux sociaux. Voir ce que nous en faisons, ce qu'ils font de nous, en quoi ils nous servent et en quoi ils aliènent notre liberté. Car ce qui est nouveau, c'est l'émergence de lobbys, leur efficacité, l'immédiateté, l'irrationalité de leurs réactions, la dramatisation des débats.
L'omniprésence des réseaux catholiques sur ces questions sociétales n'est-elle pas contradictoire avec les demandes du pape François, qui, dans le discours tout au moins, semble vouloir les reléguer au second plan ?
C'est le législateur qui nous a amenés sur ces questions ! Mais il est vrai qu'il ne faudrait pas que les questions d'éthique individuelle nous fassent oublier les questions d'éthique sociale, internationale, environnementale et rendent notre parole inaudible sur des sujets comme les migrants ou le sort des salariés. C'est une de mes inquiétudes.
Vous dites regretter que le législateur ne soit plus inspiré par « les valeurs traditionnelles qui ont fondé notre société ». N'est-ce pas conforter les chrétiens dans la « contre-culture » ?
Le législateur ne se soucie plus de savoir si les lois qu'il produit respectent des valeurs de référence. Il conçoit son rôle comme accompagnateur des évolutions de la société, notamment en ce qui concerne la vie éthique personnelle. Et les catholiques ne peuvent plus s'appuyer sur une société qui s'organisait autour de repères chrétiens. Dans ce contexte, on constate un double excès : un effacement des croyants, qui gomme leur originalité et les fait apparaître comme des humanistes athées, et, à l'inverse, une posture de résistance à une société qui évolue mal.
Encore une fois, le défi est d'accepter de vivre dans un environnement où tout et tous ne sont pas chrétiens. Cela ramène sans doute les croyants à une radicalité de vie personnelle plus grande. Mais il faut le faire sans nous raidir, en montrant le moins d'écart possible entre ce que nous proclamons et ce que nous vivons. Car nous ne sommes pas un corps contre la société, mais un membre de cette société. Il nous faut nous comporter en citoyens, en nous inscrivant dans le dialogue, la proposition, la contestation parfois.
En manifestant ?
En se manifestant plutôt ! En agissant ! En nous inscrivant dans le débat démocratique, au sein des corps intermédiaires, dans le métier politique. Qu'il y ait des chrétiens convaincus au Parlement, c'est une bonne chose ! Mais il n'y en a pas assez ! Il y a là une vraie vocation pour les laïcs : être des gens influents dans notre société démocratique. Vous l'avez compris, je penche plus vers l'élection que vers la manifestation !
La période de Pâques est propice à l'introspection pour les croyants. Quels en sont vos enseignements ?
Que l'horizon de notre vie dépasse les frontières d'ici-bas. Qu'il n'existe pas d'épreuves à travers lesquelles l'homme ne puisse demeurer humain. Et, surtout, que l'espérance fondée sur les conditions matérielles ne sera jamais comblée, car l'espérance est, pour nous, d'un autre ordre.