- Un code pénal. REUTERS/Regis Duvignau -
Les magistrats sont-ils allés trop loin? Cette question a été posée à l’occasion des écoutes téléphoniques ordonnées par des juges d’instruction de l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, de son avocat pendant plusieurs mois, et de la perquisition du bureau d’un haut magistrat du parquet de la Cour de cassation.
La réserve à laquelle je me considère toujours tenu me conduit à privilégier la réflexion au détriment de l’émotion à travers l’exposé des clefs de compréhension permettant à chacun de se faire son opinion.
Ce serait une erreur de perspective de ne considérer que les juges. La justice, c’est aussi le parquet et la police judiciaire, les politiques, les avocats et les médias et toute la difficulté réside dans les interactions entre ces différents acteurs.
Les juges sont constitutionnellement gardiens des libertés individuelles; ils ne peuvent y porter atteinte que dans les cas prévus par la loi et permettant la mise en œuvre de mesures coercitives (perquisitions, écoutes, garde à vue) et l’on conçoit que l’esprit de celle-ci conduit à ce que l’atteinte légitime soit dans un rapport étroit de proportionnalité avec la gravité des faits dont la personne –par ailleurs bénéficiaire de la présomption d’innocence– est suspectée.
Cette logique peut se heurter à la confusion des rôles confiés au juge d’instruction: tout à la fois enquêteur et juge le risque –maintes fois souligné, spécialement à la suite de l’affaire d’Outreau– est que la qualité de juge, neutre et impartial, disparaisse derrière celle d’enquêteur enfermé qu’il est dans sa démarche d’investigation. Le tout dans un contexte où le secret de l’instruction devient une fable.
Ce juge doit aussi être guidé par le principe d’égalité devant la loi qui mérite mieux que des fausses évidences. Si un ancien chef de l’Etat est un citoyen comme un autre, encore faut-il se souvenir de cet aphorisme d’un philosophe de l’antiquité:
«Il n’y a pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales.»
Le principe de proportionnalité déjà évoqué interdit de faire l’économie de cette ancienne qualité comme du positionnement de l’intéressé dans le jeu politique présent et peut-être futur qui devrait conduire à une prudence accrue.
Ce juge n’est pas seul; l’instrumentalisation de la justice par le politique constitue un risque inhérent au jeu institutionnel. La justice, quel que soit son degré d’indépendance, ne peut laisser le pouvoir indifférent lorsqu’une affaire a un impact sur la vie de la Cité.
Il faut se garder de l’angélisme –de l’hypocrisie?– qui verrait le politique indifférent à ce qui se joue dans les cabinets d’instruction et seulement soucieux d’éviter toute interférence.
C’est oublier que la justice est une fonction de l’Etat, même si elle en est une fonction séparée, que le gouvernement, très légitimement, définit la politique pénale et en assure l’application par l’intermédiaire du parquet; c’est oublier que celui-ci doit informer la chancellerie des affaires en cours, que le parquet est saisi par le juge d’instruction d’une demande d’extension de sa saisine en cas de découverte d’une nouvelle infraction en cours d’information, c’est oublier enfin que le parquet est une partie, même si l’on peut regretter qu’il ne soit pas une partie comme une autre et sur un strict pied d’égalité avec la défense.
C’est qu’en effet il n’y a pas de justice libre sans défense forte. Le respect des droits de la défense, au cœur du procès équitable, implique le respect du secret professionnel de l’avocat –très proche du secret des sources du journalisme– conçu comme un impératif catégorique et démocratique. Comment la défense peut-elle être assurée si l’avocat est écouté, son cabinet perquisitionné, ses dossiers saisis?
Et cette protection ne signifie pas immunité ou impunité de l’avocat: le secret peut céder s’il existe des éléments très précis et concordants de nature à le faire soupçonner de la commission d’une infraction. Et cette atteinte ne peut alors qu’être strictement proportionnelle à la gravité de l’infraction suspectée.
Les média enfin ne sauraient être exclus de la réflexion qui nous occupe. Leur rôle de «chien de garde» de la démocratie est incontestable; pour autant ce quatrième pouvoir ne devrait-il pas mieux être encadré dans ses rapports avec la justice?
Dans le monde médiatique où l’instant présent occulte toutes les perspectives et nous submerge, la justice risque de devenir l’ouvrier de la 25e heure confirmant ou infirmant, dans l’indifférence générale le jugement médiatique rendu à chaud, sans contradictoire.
En quoi les photos des personnes mises en cause –dont on rappelle hypocritement qu’elles sont présumées innocentes– sont-elles essentielles à l’information de nos concitoyens? Ne voit-on pas que cette publicité, dans sa violence, rétablit la peine barbare du pilori dont l’estrade ne se dresse plus au milieu du village mais du monde et que cette publicité constitue avant même la décision de justice, la peine collective que l’on croyait disparue avec l’Ancien Régime?
Au-delà de ce fait divers qui sera balayé par le suivant, demeurent les questions essentielles: le maintien du juge d’instruction dans sa conception actuelle, celui du parquet et de la police judiciaire, les limites au rôle des médias dictées par le respect de la personne humaine, toutes questions qui traduisent une justice française à bout de souffle au sein d’un Etat dont la faiblesse ne peut qu’inquiéter.
Jean-Claude Magendie